texte intégral à partir du chapitre 2 (texte protégé)

 Chapitre 2 : Tout commence toujours par un écran


Tout commence toujours par un écran. 

 

Un écran de télévision, dans les années 80 / TF1 ou Antenne 2 : 

Je regardais une émission, probablement après le journal de 20h, qui traitait du cancer du sein. Ce type de programme qui mêle reportages et débats, entretien, tables rondes.

Dans le documentaire, une femme assez enrobée d'environ cinquante ans, racontait comment elle avait vécu dans le déni, refusant de voir se former une masse dans son sein. Par la suite, elle avait subi une mastectomie. 

Je me souviens que j'étais très jeune, écoutant tout cela, et que je m'étais demandé ce que pensait son mari de sa transformation physique. Elle répondit à la question, en disant (et je l'entends encore citer ces mots) : « Quand je me retrouve avec mon mari (je ne compris pas le sens exact de cette expression) c'est terrible, terrible ». Sans mesurer pleinement ce que cela signifiait, je sentais bien qu'une blessure psychologique, et non seulement physique, bouleversait la vie de cette femme.

Je ne me souviens plus de la suite de l'émission, qui devait certainement évoquer le nombre croissant de cancers du sein dans la population féminine.

Cette émission me préoccupa beaucoup, m'ayant ouvert les yeux sur le terrifiant malheur qui pouvait atteindre les femmes. Je m'ouvris de mon inquiétude à ma mère, qui, pour me rassurer, me dit que ces cancers survenaient dans certaines familles. Je lui demandai alors si nous appartenions à l’une d’elles, et elle me répondit que non.

 

Un écran de télévision dans les années 90 / M6 : 

Un peu plus tard, à l'époque où mes parents nous laissaient parfois seules, époque bénie où nous pouvions prendre, dans ces cas-là, nos repas tranquilles devant la télé, repas immanquablement constitués par un bolino au hachis parmentier, délicieuse mixture dont les petites boulettes de viande déshydratée ressemblaient à de la nourriture pour chien, et souvent suivi par un ou deux esquimaux miko à la vanille, couverts d'un succulent chocolat noir aux éclats de noisettes (malheureusement détrônés depuis dans les commerces par d'indigestes et énormes eskimos), bref, un vrai festin de malbouffe, j'eus, à deux reprises, l'occasion de voir un film sur M6 que je n'oublierai pas. 

J'ai oublié la plupart des intrigues et des personnages des romans et des films que j'ai lus et vus, mais les navets de ce type, je ne les oublie pas.

 

Le film commençait par la lecture d'une lettre : un homme était assis sur le banc de son jardin et lisait silencieusement une lettre d'adieux écrite par sa femme ; le spectateur en prenait connaissance grâce à une voix-off, et en concluait que l'épouse était morte, jusqu'à ce que celle-ci surgisse derrière le banc et demande à son mari ce qu'il lisait. 

Il répond alors tendrement que c'était la lettre qu'elle lui avait écrite à l'époque où elle avait un cancer du sein, ou quelque chose d'approchant. Ouf ! Nous voilà rassurés, elle en a réchappé. Mais hélas, un peu plus tard dans le film, elle apprend qu'elle a une rechute. Elle se rend à l'université où travaille son époux et l'attend dans un couloir. Il sort de son amphithéâtre sans l’apercevoir, cerné par des étudiantes dont quelques-unes cherchent à le séduire, puis, lorsqu'il est enfin seul et se lave les mains dans les toilettes, sa femme se manifeste à lui, et le taquine un peu sur ses admiratrices. Il faut dire qu'il est un peu le type même du vieux beau, cheveux gris, à petites lunettes rondes et moustache. Il lui demande ce qui lui vaut sa visite, et elle lance alors d’un air quasi-martial :

« Que ceux qui n'ont pas de cancer avancent de deux pas » ! Elle reste immobile sur le seuil, et ajoute d'une voix bouleversée : « Viens me chercher » !

 

Par la suite, on la voit dans un drugstore avec une amie dévorer une énorme « crème-glacée » comme on dit toujours dans les traductions des films américains, où l'on ne fait jamais l'effort de rendre parfaitement l'expression française qui serait plutôt, ici, « glace ». Une cliente les interrompt pour demander niaisement : « Mais comment faites-vous pour manger des crèmes glacées tout en gardant la ligne ? », et note héroïne réplique, toute contente de sa réponse : « Le cancer ! Ça fait fondre toutes les calories ! ».

 

Je me souviens, bien sûr, de la scène où elle perd ses cheveux sous l’effet de la chimiothérapie, dramatisée au possible. De celle où, très affaiblie, elle est couchée sur le côté, sur son lit. Son mari arrive, s’installe derrière elle : leurs mains enlacées reposent sur l'épaule de la femme. Elle regrette alors : « Si seulement nous pouvions faire l'amour ! » à quoi il répond : « Nous le faisons ».

 

 

Mais le passage qui m’avait le plus frappée était celui où l'on voyait cette femme avec son époux et ses deux enfants dans un parc de loisirs. Ils posent en photo derrière ces panneaux de bois qui figurent des personnages (en l'occurrence, probablement des cow-boys) dont la tête est évidée pour que le touriste puisse y mettre la sienne à la place. Ainsi, toute la famille est photographiée en posture de cow-boys, mais soudainement, voilà que l'héroïne ne voit plus son visage : il y a bien son mari, son fils, sa fille, mais à sa place à elle, il y a un grand trou noir. Brusquement elle se redresse ! Ouf, c'était un cauchemar !

Pour ma part, je ne vais jamais poser sur ce genre de dispositif sans avoir une pensée pour ce téléfilm.

 

A la fin, bien sûr, elle meurt, et l’épilogue du film rejoint son prologue, par l'intermédiaire de la lettre lue sur le banc du jardin. Du moins dans mon souvenir.

 

Bref, très réjouissant comme film !  Assez bien mémorisé, vous en conviendrez.

 

En le résumant aujourd’hui, je mesure combien le réalisateur a mis la dose sur le pathétique. Aujourd’hui, on trouve sur internet des stories de femmes qui se rasent la boule en famille et en rigolant, juste avant leur première chimio. Autres temps, autres mœurs. 

 

 

Pour relever un tout petit peu le niveau, je citerai un film de Maurice Pialat intitulé La Gueule ouverte, que je ne raconterai pas mais que je recommande. Pas forcément super joyeux non plus. 


 

Chapitre 3 : Un ordinateur dans les années 2020 : une série. 

Nous regardions une série d’un pays du Nord, dont l’héroïne, premier ministre, apprenait qu’elle avait un cancer du sein. Mon mari me serra la main, et je lui répondis, relax. Il me rappela de me faire suivre, je lui rétorquai que j’avais précisément un rendez-vous de mammographie le lendemain matin. J’y allais parfaitement sereine. Ce n’était ni la première, ni la dernière, mais vu mon âge, j’estimais que j’avais encore six ans tranquille. 

 

Un écran d’échographie le lendemain : 

Dans un beau bâtiment tout propre : je me revois dans le reflet du miroir du vestiaire de la mammographie, les seins nus. Tout allait bien.

L’échographie maintenant : premier sein, tout va bien. Mentalement, j’ai déjà quitté la pièce. « Ah non, là il y a quelque chose » …

Une micro-biopsie est prévue pour la fin de la semaine. Je pense que ça peut être des tas d’autres choses. Une calcification, que sais-je ? Je ne suis pas inquiète. Elle a dit que ça ne ressemblait pas à un cancer mais que certains cancers pouvaient pourtant prendre cette forme. J’essaie de proposer des dates plus rapides pour la biopsie. Refus.

 

L’attente ne faisait que commencer. 

 

 

 

L’inquiétude a cru tout au long du jour. 

 

Progressivement, l’idée fit son chemin. Cela pouvait être un cancer. Ce n’était pas impossible. Le danger se rapprochait. Le souvenir de ma mère était là. 

Il faisait un temps magnifique et très froid. Le ciel était limpide, d’un bleu immaculé. 

 

 Je me souviens des éléments, et de mes pérégrinations dans les rues, sur mon vélo. 


Chapitre 4 : 

Mammographie-échographie. 

Attente. 

Biopsie : 

« -Attendez environ deux semaines avant d’avoir les résultats. »

 

La terre commence à trembler. 

Je ne sais sur quel pied danser. 

 

C’est encore le secret. 

Le soir de la biopsie, sous une pluie battante, deux cœurs s’interrogent : « Que dirons-nous aux enfants, s’ils nous demandent où nous étions ? »

 

Un matin, au petit jour, je gravis à vélo la petite butte près de chez moi, tout en raisonnant : « Les résultats ont dû arriver. J’appellerai aujourd’hui, sinon il faudra attendre lundi. C’est aujourd’hui que je vais le savoir. »


Chapitre 5 : « Obtiens-nous grâce, miséricorde et courage »

« Obtiens-nous grâce, miséricorde et courage ». Tels sont les mots que je me répétais, la prière entre les mains. 

Je l’avais trouvée, mise à disposition, dans la chapelle. Je ne pris pas garde au fait que c’était la saint Joseph. Elle était là pour moi. 

Des rayons de soleil traversaient la terrasse sur laquelle je me tenais. 

Je psalmodiais à voix basse. 

 

J’avais téléphoné à la secrétaire et elle m’avait répondu qu’il fallait que je passe au cabinet. 

Pour moi, c’était le code : « passer au cabinet » signifiait : « on ne peut pas vous l’annoncer au téléphone ». Les résultats de la biopsie ne seraient pas bons. C’était plié. 

« Obtiens-nous grâce, miséricorde et courage ». Il me restait une heure de cours avant de m’y rendre. 

 

« Obtiens-nous grâce, miséricorde et courage ». Dans la salle d’attente de ma gynécologue. J’essayais de garder contenance en me raccrochant à l’avenir, à mon devoir : pour des élèves, il fallait que je prépare un texte à contracter. J’en avais un sous les yeux, dont je comptais les mots. Soixante-trois, soixante-quatre. J’ai un peu peur. Soixante-cinq. Je regarde autour de moi : une femme enceinte. Soixante-six. Elle est là, elle, pour la bonne cause. Soixante-sept. Le cœur me bat un peu. Soixante-huit. C’est comme dans les films et cette fois c’est à mon tour de jouer. 

 

Précisément, jouer, c’est ce que j’ai proposé à Saint Joseph, et tant qu’à faire, à toute la Sainte Famille. Ils étaient là, assis sur les chaises vides autour de moi, parmi les patientes, et je leur suggérai une petite partie de cartes. Je me sentis moins seule.

Quand la gynécologue sortit pour appeler une autre patiente, je scrutai son visage. J’essayais de l’interpréter. Est-ce qu’elle m’avait vue ? Qu’est-ce que présageait, là, sa physionomie ?

Était-elle en train d’appréhender le moment où elle devrait me l’annoncer ? Se demandait-t-elle quels mots elle emploierait ? Est-ce que ma présence obscurcissait un peu son après-midi ?

Elle revint ; cette fois c’est moi qui fus appelée, moi qui n’avais pas rendez-vous mais à qui on avait octroyé une place entre deux patientes… Je me demandais ce qui se passait dans sa tête et j’étais certaine de savoir, avant même qu’elle ne me le dise, si c’était ou non un cancer. 

« J’ai reçu les résultats de votre biopsie », dit-elle, encore debout, contournant les sièges pour accéder à son bureau. C’était fichu. C’était froid comme dans un film, et à l’écrire j’ai encore le cœur qui me bat. 

« Vous avez un cancer ». Opération. Peut-être de la chimiothérapie. La feuille de biopsie sous les yeux, des chiffres qui dansent, chiffres romains, chiffres arabes, pourcentage, taux de reproduction. J’y lance un regard distant. 

« Et… Vous pouvez m’en dire plus ? »

Elle me montre le dosage hormonal : « On n’aime pas trop quand… »

 

Chapitre 6 : la suite au lycée


Elle m’a dit qu’elle était désolée. Désolée de quoi précisément, je me le demandais. 

Je suis repartie sur mon vélo, contre le vent. 

J’ai foncé droit dans le bureau de ma cheffe. Elle fut sous le choc ; il fallut presque que je la rassure. Je me disais : ce sera la première personne à qui je l’aurai dit. 

Je me suis rendue à mon cours de latin, avec les secondes. Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça. Je suis allée en cours, finir la journée. 

Je ne m’y suis pas montrée très patiente. 

C’était un cours sur les propositions infinitives. J’ai écrit au tableau l’exemple traditionnel Scio vitam esse brevem : je sais que la vie est courte. C’était malin !


Chapitre 7 : une lumière douce et orangée

Mes aînés partaient, ce week-end-là,

Il leur fallait un pique-nique.

Dans une supérette du quartier,

(un quartier simple et populaire),

Je faisais la queue, un paquet de jambon sous plastique à la main, et une baguette dans mon filet.

J’avais tourné la tête vers l’extérieur. Tout était nimbé de la lumière du soir,

Douce, orangée.

L’atmosphère était un peu sèche

Comme si c’était déjà le début de l’été

Comme si plus loin s’étendait le sable face au soleil couchant ;

De la poussière aussi, voltigeant,

Dans l’horizon vaste et calme. 

Je rentrai chez moi.

 

Tandis qu’ils se préparaient à partir,

Mon mari devait les emmener à la gare en voiture,

Je le fis venir dans la chambre à coucher,

Asseoir sur le lit,

Et calmement,

Je le lui dis.

 

Et j’en était désolée. 

Et je le lui dis.

 

Il me jeta un regard incrédule.

Un regard très froid

Adressé au cancer.

Après quoi il me prit dans ses bras, tous deux assis au bout du lit.

Ou l’inverse, je ne sais plus.

 

Il les a emmenés à la gare, et pendant le retour,

M’a-t-il dit,

La vitre ouverte,

Le coude posé à l’extérieur,

Il a pu réfléchir, 

Pensant qu’autant de bonheur, ça ne pouvait pas durer. 

 

Moi, je téléphonai à une amie,

Qui l’avait vécu deux fois. Deux cancers différents. Même trois, en comptant bien.

On en avait si souvent parlé, elle et moi !

Elle m’annonça très simplement : 

« Cela va bien se passer ».

Merci, mon amie, pour cette belle phrase.

Elle m’assura aussi que Dieu ne me laisserait pas seule.

Il ne me laissa pas seule. 

Je ne sais plus ce qu’elle m’a dit d’autre,

Mais c’était juste et parfait.

Puis, j’ai eu au téléphone,

Déjà,

Une chirurgienne de la clinique,

Pour me fixer, déjà, (merci, si vite) un rendez-vous le lundi à la première heure.

 

Le soir,

J’ai demandé à mon mari qu’il prononce une prière.

 

Dans les jours qui suivirent,

Il nous en confectionna tout un carnet.


Chapitre 8 : le flottement


Suivit alors une période de flottement. 

Comme sur un tapis volant, j’avais quitté la terre ferme. Déséquilibrée, je surplombais le sol : selon les mouvements d’air et le pilotage, ma perception de l’importance et de la forme des événements variait. Tout prenait un nouveau relief. 

Désorientée sur mon tapis volant, j’avais un peu de nausée.  

Les autres marchaient sous mes yeux, bien assurés sur terrain plane. Ils pouvaient continuer à jouer, tandis que le feu rouge du Mille bornes me retenait, immobilisée, empêchée. « Toi, tu ne joues plus ». 

Le voleur était disposé sur mon terrain de Catan, j’étais coincée. 

Aspiration vers la mort. Angoisse. Les autres joueurs poursuivaient leur progression, moi j’étais éliminée. 

Je jouais avec mes enfants, pour gagner encore un peu de temps à jouer avec eux, tant que c’était possible. Désormais, l’enjeu, c’était la vie. Ces pannes, ces feux rouges, ces crevaisons devenaient tangibles et terrifiants. 

 

Dans les transports en commun, à la queue dans les boutiques : combien sont en tapis volant à nos côtés ? 

Qui est en chimiothérapie dans cette salle d’attente ou dans ce cinéma, sans que cela ne se voie ni ne se sache ? Qui ressent, tout près de moi peut-être, dans les tréfonds de son ventre les angoisses terribles de la fin de partie ? 

L’indicible impression de la fin. Aujourd’hui, je l’ai oubliée, et, comme les autres que je voyais marcher tranquillement, je ne parviendrais plus à ressentir ce que je ressentais, si je l’essayais, artificiellement. L’aspiration vers la mort. L’angoisse. 

 

Or je me demandais parfois si je ne jouais pas à me faire peur : dans quelle mesure mon cas était-il vraiment grave ? 

 

Plan en trois parties, 3x3, l’idéal français : 

I l’annonce ou la métaphore du tapis volant

II la comparaison avec le jeu de société

III la polysémie des noms « examens » et « résultats ». 

 

Troublée par le flottement du tapis volant, et le vertige de la règle du jeu, j’étais aussi, de manière plus intellectuelle, perplexe et agacée par l’usage des mots « examens » et « résultats ». 

Pour moi qui suis professeur, et qui ai si longtemps été étudiante, ces mots résonnaient bien différemment. 

Qu’y a-t-il de commun entre passer un examen du permis de conduire ou du baccalauréat, et subir un examen médical dont le résultat que l’on attend, muet et tremblant, touche à la vie même ?

Dans un cas, l’on est actif et dans le processus de la vie, quelle que soit les conséquences, et l’éventuelle déception. Dans l’autre, passif (patient), et projeté hors de notre vie, pour en envisager les contours. 

La maladie n’offre guère de prise ni de session de rattrapage.  Les résultats ne sont pas les nôtres. Le patient subit, par définition.

 

J’ai maudit ceux qui me disaient : « Tu sais combien l’aspect psychologique compte ! ». Ah bon ? Donc d’une certaine manière, je serai responsable de l’échec des traitements, comme je suis déjà peut-être responsable de la situation ? 

J’aurais voulu voir en face celui qui écrit dans des bouquins sur Hildegarde : « Le cancer du sein est psychologique. » Lui coller mon poing dans la figueule. 


 Chapitre 9 : assise dans la voiture

Assise dans la voiture, à la place du passager. Probablement en train de réviser une fiche pour un examen. Lequel, je serais mal en peine de le préciser : les années tournent comme les chi@res sur un cadenas de vélo, et je ne parviens plus à aligner mes années d’études avec ses années de rémissions et rechutes. 

La tête plongée dans les fiches. 

Je relève le nez, et l’aperçois à travers le pare-brise, sortant du laboratoire, son enveloppe à la main. Elle revient s’asseoir sur le siège du conducteur. 

Qu’a-t-elle dit ? Qu’ai-je répondu ? Ses résultats étaient mauvais : les scores de marqueurs s’envolaient. 

Quelle héroïne d’aller ainsi, telle un condamné, chercher et lire ses mauvais résultats... 

Pauvre petite mère, qui avait été une élève si appliquée sans doute dans sa jeunesse. Qui avait mené sa vie sans écart. Non fumeuse, sans abus d’alcool, pas de surpoids... Sportive et raisonnable. 

Je suis restée tétanisée par cette réalité : les marqueurs. 


Chapitre 10 : sous-marin


Passif, patient, subissant sa passion

Et projeté hors de sa vie, 

Pour en envisager les contours.


Un exercice d’équilibriste : 

Préparer sa mort, peut-être. 

Travailler à guérir.

Les deux à la fois. 

Évaluer sa vie. Peser ce que l’on en garde 

pour ce qu’il reste à vivre. 


Mieux comprendre l’évangile du lys des champs. 


Préparer son sac pour quelle distance ? 

Le cerveau mouline à 1000km/h : 

En somme, on retombe en adolescence. 


Un fait certain : nous sommes encore en vie. A la fois hors et dans la vie. Affronter des rendez-vous, des résultats, et acheter la baguette de pain en gardant fière allure. Passer du profond au futile. De l’essentiel au banal. Alterner les niveaux. 


Monter en tapis volant ?

N’est-ce pas plutôt descendre en sous-marin ?

Se boucher le nez, et plonger dans la vague pour éviter la submersion subie qui nous renverse. 

Plonger dans les profondeurs et voir les autres autrement, images et sons déformés. Ne plus très bien retenir tout ce qu’ils nous disent, concentrés que nous sommes sur nous- mêmes. 

Évacuer l’accessoire. Ne plus être tout à fait présent. 

Être aussi parfaitement présent : ce que l’autre me dit m’intéresse au plus haut point car désormais, seules les rencontres importent. Jouir de voir les autres pleinement vivants. 

Les moments partagés entre amis deviennent si bons ! 


Chapitre 11 : Je ne crache pas sur les realia


Si j’étais illustrateur

De la période de soins contre le cancer,

J’aurais dessiné une jeune femme _ ce n’est pas moi_ 

Légèrement déhanchée

Moulée dans son jean,

Qui marche,

En portant sur son épaule,

Une paire de baskets enlacées,

jouant

du bout des doigts

avec son flacon de vernis. 


Marcher pour avancer, 

Prier, pour l’essentiel,

 Les vanités, pour tenir. 

Du maquillage. De jolis turbans.

Des crayons pour dessiner les sourcils disparus 

Et une paire de faux seins. 


Chapitre 12 : bâillonner les nuisibles

Un moment au téléphone avec une amie, un soir.
Je suis assise devant la table en marbre de ma cuisine. 

Je lui ai appris que j’ai un cancer. Étonnamment, nous n’en parlons pas, pendant l’essentiel de la conversation. Tant mieux ! Ce qu’elle me dit de ses difficultés de travail m’intéresse. 

A la fin pourtant, nous y venons. Elle me parle alors d’une connaissance qu’elle avait par le passé, avec qui elle avait évoqué le cancer d’une copine commune. La connaissance de s’exclamer que le cancer du sein, c’est quand même top : ça se guérit très bien et en plus on te refait les seins gratos. 

J’ai souvent pensé à l’assertion de cette personne, qui n’a pas complètement tort. J’ai souvent pensé que je lui collerais bien mon poing dans la figueule, à elle aussi. 

Bâillonner les nuisibles : si seulement ! 


Chapitre 13 : bâillonnez-les tous !

Bâillonner ceux qui posent les mauvaises questions. « Il a été pris à temps ? » 

Bâillonner celles qui pensent tout de suite à elles : « Mais comment l’as-tu découvert ? » 

Bâillonner celles qui vous rassurent : -Ma mère en a eu un, elle va très bien. 

A qui je réponds : -La mienne aussi, elle en est morte. 

Bâillonner les autres patientes qui racontent leurs heurs ou malheurs : « Et encore, j’ai de la chance ! » et déballage de précisions sur le grade, le stade, et l’hormonothérapie. 

Merci d’être là et de dire des gentillesses : « Cela va bien se passer / je pense à toi / comment ça a été ? / je prie pour toi, je ne t’oublie pas. / Quand est-ce qu’on se voit ? / de quoi as-tu besoin ? » 

Je remercie ceux qui m’ont soutenue.
Je demande pardon à celles face à qui j’aurais dû me bâillonner. 


Chapitre 14 : surpasser la mère ? 

Je me mis à rêver de reprendre une vie normale, me promettant de savourer mes pires échecs comme faisant partie du jeu. 

Mais à ce moment-là, même si je me sentais hors-jeu par rapport aux autres, il me restait néanmoins une partie à jouer, une lutte à mener. 

Toutefois, s’il fallait l’entendre ainsi, devais-je comprendre que ma mère avait mal joué ? Que j’envisageais alors de mieux jouer qu’elle ? 

Devenions-nous rivales, dans le jeu de la vie : s’agissait-il de la surpasser ? 

Me tendait-elle, au contraire, la main, de là-haut ? M’indiquerait-elle les embûches, les chausse-trappes ? 

Allais-je tirer profit de son expérience pour, comme grimpée sur ses épaules, décrocher le pompon ? 


Chapitre 15 : euphorie

Cette période de flottement fut aussi très agréable. Le printemps venait égayer la seconde année-covid qui nous avait infligé les couvre-feux, les autorisations pour circuler, et la grande question : devons-nous faire vacciner nos enfants déjà muselés par un vilain masque. 

Qui se souvient encore de l’expression « demi-jauge » ? Il s’agissait d’avoir les élèves moins souvent face à nous. Cela impliquait un certain nombre de cours en visio ou leur donner des devoirs à faire chez eux. 

Grâce à cela, mes absences pour consulter des chirurgiens étaient imperceptibles. 

A cause du coronavirus, je me rendis seule à chaque visite médicale et chaque chimiothérapie, sauf dans les tout premiers temps où mon mari put m’accompagner. Il faisait beau. Nous attendions ensemble. Nous buvions dehors, avant ou après, des petits cafés, des thés. Nous devisions. 

A sa manière, l’un des médecins nous refit le sketch des Inconnus, commentant le nodule sur une radio du sein non-malade, confondant le droit et le gauche : nous en gardons un souvenir de franche rigolade, une fois sortis de son cabinet. 

Étonnamment, ce fut presque une période un peu euphorique : planifier, organiser la suite, sans tout bien maîtriser, et l’annoncer aux amis, comme on annonce un mariage ou une naissance. 

Il y eut des annonces plus difficiles. A mes enfants. 

A mon père et à ma sœur. Qui avaient déjà perdu ma mère d’un.deux cancer.s du.des sein.s. 

Mort.e à l’écriture inclusive. 


Chapitre 16 : maternité ; un hôpital du Nord

Je tiens dans mes bras mon petit bébé. Mon tout petit bébé qui vient de naître, et que je chéris tant. 

Quand j’étais enfant, nous avions chez nous dans un cadre en bois une photo de ma mère, radieuse et magnifique de fraîcheur, un joli bandeau dans les cheveux et les ongles vernis, encore alitée, parturiente. Dans ses bras, ma sœur aînée, et, assise à ses côtés sur le lit, tout sourire, ma grand-mère. 

Magnifique photo qui ne laisse pas imaginer la fatigue, la douleur de l’accouchement, le désordre des draps, la sueur, les taches de sang. 

A la maternité d’un hôpital d’une ville du Nord, même en essayant, je n’aurais pas pu être aussi fraîche et rayonnante que ma mère. Mais peu importe, car il n’y avait pas de photographe pour immortaliser ces moments, sinon moi-même qui pris, avec mon argentique, quelques clichés du bébé. J’étais bien trop occupée à me graisser les mamelons et surveiller ma montée de lait pour me désoler de n’avoir pas fière allure. 

Je passai là cinq jours, sans qu’il y eût, assise à mes côtés, la grand-mère maternelle du bébé, puisque la grand-mère maternelle était au Ciel. 

J’étais loin de toute ma famille et de mes amies, dans cette ville du Nord. Mais j’étais comblée par ce petit bébé ; j’aimais ma ville, j’étais heureuse. 

Je reçus un appel téléphonique de ma sœur au cours duquel elle évoqua une sœur de ma mère, dont elle venait d’avoir des nouvelles récentes.
-Elle va bien ?
-Mmm... 

Cette réponse me fit augurer quelque complication. Je me demandai d’un coup si c’était le choix du prénom de mon fils qui lui posait problème.
Ma sœur me répondit alors brusquement que non, que ce n'était pas cela, puis elle m'annonça que cette dernière avait à son tour un cancer du sein. 

Effroi. Un nuage noir envahit la pièce, m'encercla, et me menaça à mon tour. La mort faisait irruption dans la chambre de la maternité.
J'étais saisie. 


Chapitre 17 : triple négatif


« On n’aime pas trop quand... » avait répondu la gynécologue quand je l’avais interrogée sur les résultats chi:rés de la biopsie qui dansaient sous mes yeux. 

Du haut de la plateforme de mon bahut, je découvre qu’on a vue plongeante sur le cimetière. 

Près de moi, une silhouette vêtue de noir, silhouette fine et longiligne, un bonnet type bonnet de natation sur la tête, noir, qui se marre. C’est Triple négatif. 

Pendant que j’écrivais à la craie au tableau Scio vitam esse brevem, j'entendis un énorme éclat de rire dans mon dos. C’était lui. Intervenu dans ma vie professionnelle en plein milieu du chapitre sur la médecine chez les Romains : mon chapitre préféré ! 

Mon généraliste regarde les résultats de la biopsie et s’exclame : « Ah ben c’est bien, il est hormono-dépendant ! ». Non, il ne l’est pas, vous avez mal interprété. Et donc ? C’est pas bien ? 

Hormono-dépendant, pas hormono-dépendant, on m’en avait ressassé les oreilles quand j’étais jeune : ta mère elle avait un cancer pas hormono-dépendant, mais le mien il était hormono-dépendant... (et ta mère, elle est crevée.) 

« Hormono-dépendant »: on dirait un gros nigaud qui se traîne, complètement essoufflé. 

Rapidement, je comprends qu’on parle aujourd’hui, dans mon cas, de « Triple négatif » et, après tout, c'est tout de même un nom moins couillon qu’« hormono-dépendant ». 

J’ouvre au hasard le magazine des cancéreuses. Une influenceuse évoque son cancer triple-négatif comme un cancer qu’on ne sait pas bien soigner. Je referme le magazine. 

(Au passage, je songe que les influenceuses se mettent un sacré boulet au pied pour en arriver à fournir des bulletins de santé à leur public. O tempora, o mores...) 

Je surfe sur facebook et sans que je ne demande rien, on m’envoie en pleine face le témoignage de Jessie et son cancer triple-négatif métastasique. Je referme l’ordinateur. 

Triple-négatif et moi avons pris le train pour « la pose de la chambre ». Kesako ? Du temps de ma mère, on parlait de « cathéter ».
J'étais paisible. Je suppose que je fulminais, comme d'habitude, très énervée par le comportement des autres voyageurs qui mettent leurs pieds sur les fauteuils et parlent fort dans leur smartphone, « au pire » regardent des vidéos. Pourtant je ne craignais rien de ce qui m’attendait à l’hôpital, quoique je commençais par trouver louche que mes copines passées par là m'envoient des sms de soutien. Toutefois, n’étant pas douillette, je pensais que je surmonterais ça comme une visite chez le dentiste. 

Je suis revenue avec un hématome et une formidable sensation d’avoir pris un train dans la figure, pour découvrir ensuite dans le miroir que j'avais, bien visible, une pastille reliée par un tube, lui aussi très apparent, qui remontait près de mon cou. Très seyant pour un décolleté d'été. 

Charcutée. 

Je sens encore les efforts de la jeune interne pour me remonter tout ça dans le cou, pendant que son acolyte m’interrogeait sur les détails des épreuves du baccalauréat de français, pour me distraire, j’imagine. 

En attente de ce charcutage, j’avais « patienté » assise dans un fauteuil, une comparse à mes côtés qui se faisait, elle, ôter sa « chambre ». Ses cheveux repoussaient, elle allait bien. Elle était médecin-généraliste. Elle convenait que tout ça, c’était dû à la pollution. « Enfin, conclut-elle, aujourd’hui, on les soigne très bien, les cancers du sein hormono- dépendant. Vous avez un cancer hormono-dépendant ? 

-Non.
-Ah non ? mais les autres aussi, on les soigne très bien. » Soit. 


Chapitre 18 : triple négatif, suite. 

J’ai commencé à repérer les triples. Les restaurants Tripletta.
Les triplettes des spécialités du bac. 

Triple-négatif est devenu dans mon esprit un personnage théâtral. Une noire silhouette longiligne, portant toujours sur la tête un bonnet de natation.
Un personnage à la voix métallique qui m’accompagnait et dont on s’écartait, regardé avec suspicion. 

Il a fallu que je m'accoutume un peu à cette identité. J'ai retenu son nom, je n'ai pas cherché à comprendre, et je ne le nommais pas quand j'en parlais à d'autres. Je me contentais de les prévenir, s'ils cherchaient vraiment à savoir :
- « Il est un peu agressif. » 

Si j'en croisais d'autres, longilignes et avec leur éternel petit bonnet, je me tenais à l'écart : ce n'était pas la peine de les mettre en contact, ils risquaient de s'effrayer les uns les autres. 


Chapitre 19 : bizarre bizarre

Un cabinet en ville, dans un quartier chic.
Il a accepté de me prendre malgré un emploi du temps chargé.
Il nous reçoit, mon mari et moi,
Il a tout nettoyé au gel, minutieusement.
Il porte un masque : je ne me souviens guère de son visage.
Il a installé une vitre sur son bureau pour se protéger du coronavirus. Il a disposé tout autour de la vitre, pour combler les interstices
Des livres aux titres étranges
La méfiance règne.
Il m’interroge sur tout un tas de choses
Est-ce que je fais caca comme-ci ou comme-ça
Est-ce que je dors bien
Ai-je les mains froides ? Moites ? 

Je ne m’étonne de rien. Je reconnais la naturopathie, Je maîtrise la théorie des humeurs,
Hippocrate.
Il me prescrit des examens de fous 

Qu’il enverra aux USA. 

Cela a un coût. 

C’est compliqué à faire, il faut l’envoyer dans tel ou tel labo. 

Suis-je le dindon de la farce ou la fille la plus maligne ? 

Est-ce un escroc ou en sait-il plus que ces cancérologues calibrés qui répondent sans cesse : 

« Ce n’est pas prouvé ».
Pas prouvé le rôle de la pilule, pas prouvé le rôle du sucre, pas prouvé ci-ça-ça Pas prendre de complément alimentaire, pas de plante, pas de pamplemousse, Mais d’un hôpital à l’autre, on ne dit pas la même chose. 


Faut-il jeûner avant la chimio ?
Le basilic, c’est bon ou c’est mauvais ? Le tofu, le gingembre, le... J’en perds mon latin. 

Cela me revient.
Les analyses des USA.
Oh la la.
Taux d’inflammation record : que de traumatismes dans ma vie ! Jamais on n’a vu ça ! 

Il me rédige une ordonnance ultra-complète que je soupçonne être la même pour tous ses patients. 

Il m’avait prévenue : « Ce sera cher ; peu de patients arrivent à suivre ». Je pensais : « Prête à tout pour sauver ma peau».
J’ai bouffé les capsules d’huile de foie de requin,
Et autres oméga-3. 

Je n’ai pas trop pris les boissons aux plantes bizarres.
Ayant reçu les colis du pharmacien chargés de petits cadeaux, 

J’ai arrêté net de lui en commander.
Pourquoi charger les colis de trucs inutiles ? Halte à la pollution ! 

Mon entourage se pince le nez,
Je mange des sardines et du maquereau. 


Chapitre 20 : après le TEP Scan

Après le TEP Scan, ou PET Scan,
Il fut question de vérifier ma thyroïde.
J’ai donc eu droit à une échographie.
Triple négatif s'est régalé : c'était très flippant. 

Les médecins parlaient devant moi de ce qu'ils voyaient ; j'ai retenu « spongiforme » et « pédiculé », des termes exotiques. 

Ensuite, ils ont ponctionné : trois prélèvements en bas du cou. Et ils m'ont renvoyée chez moi : « Au revoir, vous aurez les résultats dans deux semaines ». 

Il pleuvait à verse, je trouvais que tout cela ressemblait furieusement à ce que j'avais vécu auparavant, entre la mammo-écho, biopsie, diagnostic.
Mon cou était orange, vert, bleu ; ma fille, fronçant le nez, me demandait ce que c'était quand j'oubliais de dissimuler ce bel assemblage de couleurs. 

Triple négatif ne se sentait pas de joie. Je le regardais en me demandant : joue-t-il à me faire peur ou est-ce sérieux ? 

N’en pouvant plus, j’ai confié cela à la prière d’une amie. Et mon fardeau quitta mes épaules. Je me dis : « C’est entre ses mains ». 

La liste de mes inquiétudes serait trop longue et fastidieuse à dresser. J’ai écrit à Saint Joseph, à toutes ses adresses.
J’ai confié mes peurs,
à des saints, à des humains. 

J’ai prié devant le Saint Sacrement, Instruite par Carlo. 

Encouragée par Saint Pérégrin, qui a eu un ange visible pour ami, j’ai parlé au mien, lui demandant, pliée d’inquiétude sur mon lit, de me couvrir de son aile, et de prendre dans ses mains le guidon de ma vie. 

Je suis allée en pèlerinage jusqu’à la rue du Bac avec mon époux. J’ai expérimenté les amitiés de prière
Qui valent mieux que tous les réseaux sociaux.
Les multiples clins d’œil de la Providence, 

De la vie de quartier aussi. 

Mon amie priante m’a fait remarquer que lorsque Jésus guérit miraculeusement le paralytique après lui avoir remis ses péchés (St Marc, chapitre 2), il le fait parce qu’il constate non seulement la foi du malade, mais surtout celle de ses amis qui ont porté le brancard jusqu’à lui, après avoir pratiqué une ouverture dans le toit : 

Arrivent des gens qui lui amènent un paralysé, porté par quatre hommes. Comme ils ne peuvent l’approcher à cause de la foule, ils découvrent le toit au-dessus de lui, ils font une ouverture, et descendent le brancard sur lequel était couché le paralysé. 

Voyant leur foi, Jésus dit au paralysé : « Mon enfant, tes péchés sont pardonnés. » Etc. 

Notre prière pour autrui est efficace. Ne l’économisons pas.
Quant à ceux qui ne veulent pas voir, qu’ils se rassurent, ils ne verront rien. 


Chapitre 21 : prendre la tangente


Prendre la tangente devint mon programme.
Je tâchai de me retracer le parcours maternel pour m’en écarter et prendre le large. 

En m’endormant, tel le petit Marcel fasciné par les ombres de Golo et Geneviève de Brabant, je faisais tourner autour de ma chambre les événements et les dates : un voyage en famille durant lequel elle était épuisée et ne supportait plus aucun plat épicé ; un jour de Noël, squelettique, le bras gonflé de lymphe ; son visage émacié souriant à une amie, dans une chambre d’hôpital ; je tâchais d’en rétablir la chronologie grâce à tel diplôme que j’avais obtenu ou raté, telle étape heureuse ou malheureuse de ma vie sentimentale, la naissance d’un neveu. Je reconstituais péniblement les rémissions et les rechutes, et la propagation fatale des métastases aux autres organes. 

En revanche, je refusais absolument de consulter son dossier. Je le laissai dans une enveloppe en kraft, toujours posée sur mon étagère, que je donnai à lire à ma chirurgienne. « Cela n’a rien à voir » me dit-elle pour mon plus grand plaisir. Depuis, je l’ai parcouru de travers et je me demande si mon cas n’était finalement pas plus grave... 

Jouons à nous faire peur.
Alors, aux grands maux, les grands remèdes, prenons la tangente : tranchons dans le vif. 


Chapitre 22 : énumération

Seins pleins des grand-mères

Parfois au milieu du buste

Au ventre presque descendus. 


Sensation de la glande naissante

Petite boule, vers dix ans, très douloureuse. 

Vulnérable et nue. 


Seins des Américaines des années 60 

Rassemblés en un bandeau. 


Scandale des seins dénudés sur la plage. 

Gainsbourg. Bakélite. 


Les seins d’une grand-mère qui nous étouffe 

En nous serrant contre elle. 


Seins gonflés. Premiers annonciateurs de l’enfant à naître. 


Sein que l’on imagine parfois tranché

A vif

Tel celui d’une Amazone.

J’aurais aimé en voir jaillir la glande 

Grenade. 


L’homme les caresse de sa lèvre, pour en saisir la douceur et le poids. 

L’homme ne sait pas ce que provoquent ses caresses.

L’homme ignore la vie de ces mouvantes grenades. 


Et moi, j’ignore leur parfum. 


Délice de sentir la sueur couler entre eux. La mienne 

Ou celle de l’autre. 


L’attente du premier soutien-gorge. 


Dans un soutien-gorge 

Peuvent venir aussi se nicher 

Un coussinet

Une feuille de chou. 


Le sein peut être petit

Rond

Haut perché

Parfois il regarde sur les côtés. 


Certains seins sont asymétriques. 

Corrigeons : certains, rares, seins 

Sont symétriques. 


Il y a l’aîné, et le petit frère.

Certains tétins sont roses, d’autres, bruns. 


Rond comme un œuf 

Ou oeuf… au plat


Lourd, large, léger, menu,

Comme la beauté des femmes, sa beauté est multiple. 


Avec le temps et la maternité, la mamelle se dessine, se dégage 

Sort du fourreau.

S’épanouit. 


Rétraction ? Affaissement délicat.

Tendre est la peau, sous l’arc.

Y passer un doigt. Souligner la délicatesse de la chair en suspens. 

Cette masse, contenue dans un papier si fin. Un si fin tissu.

Ceux de Tatiana Karl :

Lol doit se souvenir comme leur attache était pure autrefois. 


Le maillage bleuté

Qui surplombe le ventre arrondi. 


L’espace délicat entre les seins, 

Sillon

Ou vaste plaine.

Dune. 


Vaste plaine

Qui jouit des caresses. 


Le flanc. Délicate zone 

Le long des côtes 

A la naissance du sein 

Il affleure. 


Chapitre 23 : allaitement



A la maternité.

Couchée sur le flanc. Mes seins sont énormes, tendus et gonflés. 

Des obus.

Ils sont si volumineux que je ne peux pas croiser les bras.

Me mouvoir est devenu difficile.

Les infirmières constatent : « C’est une grosse montée de lait ! » 

Elles apportent de la glace. 


Quand le bébé se branche sur le sein, c’est une décharge électrique. Gnap ! 


Dans mon appartement, je l’installe à quatre pattes, telle la louve. 

Le bébé dégorge les seins, vide les canaux obstrués. 


Le bébé tète. Sa main délicate caresse mon flanc, 

Passe dans mon dos ; une autre main agile s’agrippe à mon corsage, en tâte l’étoffe, explore le monde. Une toute petite main, miniature, aux ongles transparents. 

Une tête de nouveau-né. Toute ronde, lourde, d’un poids immense_ qui repose dans mon coude, ou dans mes paumes. 


Du haut de ma lèvre, de cette partie creuse dont j’ignore le nom, entre le nez et la bouche, 

Je caresse et hume longuement le crâne duveteux, le front si suave. 


Les yeux fermés, l’enfant repu m’offre ses mimiques. Il hausse le sourcil et hoche la tête à plusieurs reprises, il dodeline d’un air dubitatif, son visage tressaille, il pousse un soupir. Enveloppé de rêves doux et chauds. 


Comme sur des tableaux auxquels on ne prête pas foi,

-Une Madone,

-Héra : la voie lactée s’échappant de la bouche du petit Héraclès : 

« C’est impossible ! Un jet pareil ! »- 

Le lait jaillit. 


Le lait, propulsé, 

S’élance et retombe 

En fontaines de lait. 


Éclats de rire sous le drap.
Voici que le sein-volcan éructe et arrose tout azimut la contrée environnante. 


Non, mais qu’entends-je ?

L’enfant ne suce pas ! Il tète. Il aspire, il extrait, se nourrit. 

Il pompe.

Ou parfois... il attend paresseusement. 


Autant d’enfants, autant d’odeurs, autant de finesses de peau, autant de manières diverses de téter. 

Tout le corps maternel se met en branle pour fournir 

Pour lui servir

Ce lait délicieux.

Même deux seins minuscules, 

Petits globes,

Peuvent donner et offrent du lait en abondance. 


Couchée sur le flanc, 

Face à face avec l’enfant, 

-Au sein-

Que je retiens de basculer, 

Ma main posée sur ses fesses. 

Tout petit devant moi.

Tous les deux assoupis. 


Au volant de ma voiture

Sur un pont

Je sens qu’il est grand temps que j’arrive

Que l’enfant a faim, loin, là-bas.

Mon corps m’en envoie le signal. 


Le sein se manifeste parfois haut et fort,

Le corps prend sa revanche sur l’esprit : 

Face au jury d’un oral

Le lait se met à calligraphier 

Sur l’étoffe de mon chemisier. 


Comme je suis attendrie, maintenant, 

Quand je vois une mère qui dissimule 

Sous un petit voile, sous un petit vêtement, 

Son bébé qui tète 

Discrètement, comme si rien n’avait lieu.

-Dans la rue, l’une d’elle cherche un renfoncement

Pour échapper aux regards.

Une fenêtre s’ouvre en haut d’un immeuble :

Une femme interpelle la passante, lui propose de monter

S’asseoir au calme, pour nourrir son bébé. 


J’imagine le petit visage de l’enfant, 

Sa menotte,

Il se sent bien.

Comme c’est naturel !

Et apaisant aussi pour la mère : 

L’intimité vécue

Au milieu du brouhaha. 


A l’église, je vis près de moi une femme s’apprêtant à nourrir son petit.

Elle souleva son châle, prépara son giron

Pendant que le père portait l’enfant

Qui attendait. 

J’étais émue devant ce qui se vivait là, 

En secret, pendant la messe.

Je reconstituais les sensations,

Le sein qui se gonfle, 

Le lait qui attend pour jaillir,

Coule peut-être déjà un peu.

Peut-être même mes propres seins auraient-ils tressailli 

Si j’en avais encore eu des vrais. 


Chapitre 24 : deux enfants à la mamelle


Deux enfants à la mamelle.

Deux frères, frères de lait. 

L’un tète, l’autre paresse, 

Les deux se délectent. 

Collaboration, coopération. 


L’un tète, l’autre reçoit. 


Parfois couchés l’un contre l’autre,

Ils s’endorment paisiblement,

Ou plutôt vraiment : l’un sur l’autre. 

Parfois plongés dans le regard du jumeau, 

A en percer le mystère 

Face à face,

En « ballon de rugby ».

Quels liens se tissent dans ces échanges de regards 

Vaguement indifférents ?

Ces regards répétés

Au rythme des tétées. 


Labeur de la tétée, naissance à l’altérité. 

Parfois aussi, un des deux seins se met en vacances avant l’autre. 

Souvent d’ailleurs, juste avant les vacances : le maillot de bain l’effraie. 

Il veut se faire discret. 


Chapitre 25 : mon sein, mes sens


Une main aimée et virile, telle un nuage, 

Plane

Sur la double cime

Un continent dressé vers le ciel 

Offert


Un arc bandé. 


Tension mammaire avant les règles. 

Les seins sont à vif, douloureux. 

Prêts pour le plaisir. 


La main aimée les pétrit pour les détendre. Les soupèse. 


Le sein est circulation. Dans ses canaux s’écoule 

Pas seulement du lait mais

Quoi ?

Quelque chose les fait se tendre et se détendre 

Se dresser 

Ou s’alanguir. 


Cette circulation s’étend au corps entier, 

Du buste

A l’intime. 


Enchanter un corps vivant, 

Un corps offert. 


Le vent souffle sur la plaine

Mon corps est bandé comme un arc. 


Je suis un rempart
Mes seins en sont les tours. 


J’ai perdu mon sein 

J’ai perdu mes sens. 


Chapitre 26 : La chevelure fut toujours mon unique intérêt.

Pourquoi Triple négatif porte-t-il un bonnet ? Mais quelle est donc cette histoire de bonnet ? 

Est-ce parce que le « petit bonnet » est cet accessoire indispensable, ersatz de perruque ou joli turban ? 

Est-ce parce que, chauve, mon crâne tout blanc semble revêtu d’un bonnet de natation siliconé ? 


Laissons la parole aux Anciens : 

... La chevelure fut toujours mon unique intérêt. C’est ce que dans la rue j’ai soin de regarder d’abord (...). Et cette préférence est fondée sur de bonnes raisons. N’est-ce pas, en effet, cette partie du corps qui, dominant les autres, (...) frappe la première les regards ? Ce qu’est pour les membres la gaîté d’une étoffe aux vives couleurs, pour la tête, c’est son éclat naturel qui le réalise. (...) 

Qu’on dépouille de sa chevelure une femme de la plus rare beauté, et qu’on prive son visage de son ornement naturel : quand elle serait tombée du ciel, née de la mer, nourrie de la substance des flots ; quand elle serait Vénus elle-même et s’avancerait entourée de tout le chœur des Grâces, escortée de tout l’essaim des amours, parée de sa ceinture, exhalant le cinname et baignée d’essences embaumées : si elle est chauve, elle ne pourra plaire même à son Vulcain

Apulée, Les Métamorphoses, livre II § 8, traduction P. Vallette 


 Chapitre 27 : L’hôpital


On y arrive par le train.

Dans le train, je suis la seule

J’aurais envie d’écrire « en perruque »

Je suis la seule à ne pas porter mes cheveux ; 

A la tête de zombie 


Dans cette petite gare, se croisent

Des gens normaux,

Des zombis,

Des malades incognito, 

Comme cette jeune femme

Qui était assise à côté de moi tout à l’heure

Dans le couloir de la radiothérapie :

Belle, jeune, brune, moderne. 


Je la retrouve au guichet de la gare

Voulant modifier son pass navigo :

Elle change ses habitudes de transport, explique-t-elle à l’employé. 


Qui peut savoir que cette femme au guichet

Devant lequel se croise tant de monde

le matin, à midi, et le soir,

zyeutant furtivement les gros titres en contre-bas, 


Qui peut savoir que cette belle, brune, moderne femme 

Aux cheveux bouclant sur le dos de sa veste en cuir

Soigne un cancer

Dans cet immense four qu’est l’hôpital,

Dans ce lieu glacé qu’est l’hôpital, 

Dans cet antre. 


On y arrive souvent par le train,

On en repart par le même moyen,

Sauf si le train ne marche pas, bien sûr... 

Alors là... débrouille-toi ! 


Un cerbère à l’entrée

Réclame the sanitary pass

En traitement, pas le choix,

Ne pas jouer à l’anti-vax. 


A la queue leu-leu, chacune, avec son ticket,

Est appelé par un ding-dong

Qui tape sur le système. 


C’est ton tour :

« Vous avez vos étiquettes ? »

-Mais oui bien sûr,

Je connais mon identifiant /

Mon matricule /

J’ai la carte du magasin ! 


Sinon, on me les ré-imprime toutes, 

Or je suis écolo. 


Ok, bravo,

Voilà ta « fiche de circulation »

Circulons donc dans ces lieux circulaires,

Et ne t’arrête pas à regarder celles qui ont mauvaise mine.

-Oh purée, je vais ressembler à ça, moi ? 


Braque ton regard sur les belles femmes

Qui restent bariolées,

Élégantes, classes,

Aux foulards bigarrés 

Artistement noués. 


Normalement, on commence plutôt par-là,

A « l’imagerie ».

On y attend dans de profonds canapés,

Le ventre plus ou moins serré, 

Des éclats de rire, à l’accueil, retentissent. 

Sympa quand même.

Chacune est dans sa solitude. 


Passage par le bureau des rendez-vous

Glisse ton vade-mecum

Et tes étiquettes

Dans les bannettes. 


Ascenseur bleu, ascenseur rouge ? 


Lequel te mènera dans les entrailles ? 


Arrivée dans les profondeurs,

Les zones froides de la scintigraphie,

Qui n’a rien à voir avec le sein.

Une mamie à côté de moi ne comprend rien.

Elle a l’âge qu’aurait ma mère.

Le frileux Pet-Scan,

Voit défiler les puppets : jolie poupée ou vieille mamie.

Ses portes blindées sont lourdes :

J’y ai laissé un ongle.

J’y ai bu un thé,

J’y ai tremblé. 


Remonte voir l’oncologue.

On-co-logue,

Bleu, blanc, blême.

J’ai attendu si longtemps, des heures durant,

Devant le bureau de mon on-co-logue. 

J’ai discuté un peu avec les autres. 


Gratias oncologo,

Spécialiste de l’onkos *

(La masse)

A la profession si ingrate. 


Par ici, c’est la chimiothérapie.

On entre dans le vif du sujet. 


Un long couloir. Des cellules.

On y « patiente », avant, et pendant. 


Porte un casque froid

Si lourd sur les cervicales,

Des moufles froides

Qui t’empêchent de lire.

Regarde s’écouler, goutte à goutte,

Le produit. Compte-les.

Impatiente de sortir. 


Par-là, c’est le couloir de la génétique

Des docteurs qui y manquent un peu d’humour

T’aident à y voir clair dans ton arbre généalogique. 


Si tu veux y grimper,

Psycho modo,

Monte un étage,

Juste après le labo, ses crachoirs et ses pipettes. 


C’est un peu le lieu du loisir, de la respiration.

Mais que c’est calme et gris... 


Je n’ai pas le sens de l’orientation, je me demande si par là-haut, je ne rejoins pas les couloirs de la chirurgie. Salle de réveil. 

Opération, pose de chambre, dépose.

On te charcute, tu sens le sang,

On te glisse, on te pousse 


Dans l’épaule,

On te remonte jusqu’à la gorge. 


Là-bas, en bas,

C’est la radiothérapie. J’aime beaucoup.

La couleur des murs est plus jolie.

On attend dans un beau salon, plus lumineux,

On attend Truebeam. Qu’il soit à l’heure ! Qu’il fonctionne...

J’ai renoncé à apprendre le russe dans mon assimil

Mon cerveau n’arrive plus à retenir ces sons difficiles,

Je confonds les lettres et les mots.

Je préfère me livrer à un peu de socio :

Je regarde les jeux télévisés, je découvre

Les nouveaux animateurs, les nouvelles formules.

Je guette impatiemment

Les Feux de l’amour,

Je savoure les mimiques des acteurs,

Et leur jeu inspiré. 


Ici, les patients se parlent plus et mieux qu’ailleurs, qu’aux autres étages.

On échange des astuces pour éviter les frais de dépassement à l’horodateur. 


On t’appelle,

Va dans ta cabine

Comme à la piscine,

Te dénuder.

On t’installe.  


En quelques minutes, c’est terminé.

Allongée sur le grand lit, les bras levés,

J’écoute la musique de la radio diffusée

Tandis que je suis irradiée. 


Parfois il fait très froid.

Les mains glacées des manipulateurs, ou manipulatrices

Très gentils. Je m’attache à eux, jour après jour,

J’apprécie aussi ceux de l’accueil.

Une seule fois, je ne sais plus pourquoi, 

Mes larmes ont coulé, pendant l’irradiation,

Qui ne m’a jamais fait mal.

Souvent je voyais ma photo sur un écran. Hilare. Une tête de vieille mamie, toute ronde. 


Dans ce lieu, à part, au cœur de la ville,

Dans ce monde, cet univers, ce cosmos,

Il y a d’autres recoins.

Celui, là-bas où j’ai pleuré, 

Quand j’ai su qu’une amie me laissait tomber pour un rendez-vous fixé,

Qui me promettait tant de répit dans mon parcours.

Ne nous supprimez pas nos bouées ! 


Les petits réconforts : avant, après, dehors.

Nos amis, nos thés, nos cafés...

Tout ce qui touche à la beauté. 


Sors, descends, et arrive

A la pharmacie.

Par là c’est l’église. Elle est 

colorée

calme

Et Marie t’attend là-bas au fond, à gauche.

Elle te prendra, minuscule,
Entre ses mains. Dans sa mandorle

Bien au chaud, tu pourras tout confier,

Tout pleurer. 


And... last but not least...

Le café ! La place du café. 


Plaisir coupable,

Un café noisette.

Je sors mon petit calepin,

J’y écris des tas de petits trucs,

Mes petites pensées, de petits mots. 


Je reprends le train. Sur le quai

Je pleure, je pleure sur ce rendez-vous de génétique

Qui ne dit rien, qui dit quoi ? 


Et je ressasse encore

Le cancer

De ma mère 


Chapitre 28 : les ovaires 

Et je ressasse encore

Le cancer

De ma mère. 


C’est Pâques.

Mon père m’annonce,

Comme si de rien n’était,

Que ma cousine, un peu plus jeune que moi,

A un cancer.

Des ovaires. 


Cela intéressera sans doute le bureau de la génétique. 


Chapitre 29 : dans les couloirs ombragés 


Dans les couloirs ombragés d’une maison d’été

Procèdent mes pieds nus sur les tomettes.

« Dieux !... Tous les dons que je devine

Viennent à moi sur ces pieds nus » 

écrit le poète.


Moi, j’ai plutôt de la peine pour celui qui partage mon lit.

Je me trouve maigre, décharnée, vieille. Couverte de cicatrices et de bleus.

Le temps me parait long. 


Long sans cheveux, long sans cils, long sans goût, long sans être heureuse d’offrir aux autres une image riante. Long sans oser donner des baisers, de ma bouche sèche et pâteuse. 


Brusque métamorphose.

Tête de Pierrot. 


De femme encore fertile, je suis passée en aménorrhée. 

Quel est mon corps maintenant ? De quoi dois-je faire le deuil ? Qu’est-ce qui changera entre lui et moi ? Qu’ai-je définitivement perdu comme sensations de femme ? 

En septembre il me faudra affronter la rentrée des classes, au summum de la laideur, quand les autres mères arboreront un bronzage parfait sur un corps resplendissant : école de pauvreté et d’humilité. 

J’ignore alors que dans quelques mois, après un tunnel automnal qui me semblera interminable, à scruter dans le miroir sur ma tête de milouf la repousse des cheveux et des cils, je reprendrai figure humaine, visage convenable, et que je me retiendrai de sauter au cou d’une autre mère de famille en turban, en ayant envie de lui crier : « Tu es belle ! Tu ne sais sans doute pas que, malgré toutes tes doses de chimio dans la tronche, tu es magnifique ! » 


Chapitre 30 : Que sont mes amis devenus ? 


Que sont mes amis devenus

Que j’avais de si près tenus

Et tant aimés

Ils ont été trop clairsemés

Je crois le vent les a ôtés 


Se complaint Rutebeuf. 


Les miens, 

C’est l’été,

ou le cancer,

qui les a trop clairsemés. 


Ils étaient en randonnée ou à la plage,

A l’autre bout du monde pour un mariage,

et moi je ramais, sur mon rameur. 


Je ramais, pour éviter la fonte des muscles,

pendant qu’ils travaillaient à la fonte des glaces. 


Chapitre 31 : d’autres jours


D’autres jours de cet été-là, je me trouvais en bonne forme, capable de marcher sur une longue distance, de faire du sport, de rire, et de profiter de l’été normalement : juste sans baignade. Eh bien ! Sans baignade, on trouve le temps de faire autre chose. 

J’étais parfois si « contente » de moi que j’en garde un souvenir cuisant. 

Nous rendîmes visite à un couple d’amis voisins. Ils étaient, je crois, assez touchés de nous voir : un an auparavant, l’homme avait subi une très longue opération pour lui ôter une tumeur puis un traitement de chimiothérapie et enfin de radiothérapie. Or il avait affronté cette épreuve à un âge déjà avancé : il me semblait compatir devant mon propre sort, moi qui aurais pu être sa fille. 

Ils évoquèrent une voisine commune, de mon âge, elle aussi en chimiothérapie, qui devait arriver d’une minute à l’autre. 

Je fus surprise de voir qu’elle avait encore des cheveux. J’en conclus hâtivement qu’elle n’en était qu’au tout début de ses séances. Elle me semblait molle, plutôt inexpressive, presque mutique. A la marche, rapidement essoufflée et nécessitant du soutien. Je me trouvais très tonique à côté d’elle, et j’en fus fort aise. 

Contrairement à ce que j’attendais, nous n’échangeâmes pas trois mots, et ne parlâmes pas du tout de notre maladie. 

Plus tard, en rendant visite à sa tante, qui était aussi du coin, j’en appris davantage. 

Elle avait bien un cancer, oui. Du cerveau. Elle avait déjà été soignée quelques années auparavant, mais le cancer avait repris, et n’était pas opérable. 

Elle était très fatiguée. Elle ne pouvait plus effectuer la plupart des gestes quotidiens. Elle ne pouvait même plus sourire. 

Ce discours m’atteignit en plein cœur. 

J’étais désolée d’apprendre combien cette femme était malade, et la dégradation de son état. 

J’étais mortifiée et honteuse d’avoir été si vaine, d’avoir tiré une certaine fierté d’aller mieux qu’elle, comme si j’avais quelque mérite à cela. 

J’étais aussi effrayée par les propos que ma voisine me tenait. Je la suppliais intérieurement : « Arrête, c’est plus que je ne puis entendre », mais elle poursuivait, cherchant sans doute, par comparaison, à se rassurer elle-même, qui avait également eu auparavant un cancer. 

Et puis... j’étais scandalisée : tant de souffrance ! 

En couple, nous priâmes pour elle. Elle mourut peu après. En un sens, je fus soulagée qu’elle n’eût plus à porter son fardeau, et qu’elle ne souffrît pas davantage. 

Ce même été, décéda aussi un artisan du village voisin qui luttait depuis des années contre un cancer généralisé. 

Mon époux, qui appréciait beaucoup cet homme bon, toujours affable et chaleureux, se rendit à son enterrement. L’église était pleine ; elle ne pouvait accueillir toutes les personnes qui s’étaient déplacées si bien que la foule débordait sur les marches devant l’église, sur la place et dans la rue. Un profond silence s’était abattu sur le village. 

Des discours très dignes lui rendirent hommage. 

Autour d’un tel homme, la concorde s’impose : tout le monde vient et se tait, quelle que soit sa foi, quel que soit son clan. 

Durant ma crise de la quarantaine, je pensai souvent : « J’aurais dû exercer tel métier, et gagner davantage d’argent ; j’aurais dû mener une carrière plus prestigieuse ; j’aurais dû m’engager en politique, j’aurais dû... ». 

Je le pense encore souvent. 

Mais cet été-là, ces deux figures, ces deux agonisants, me susurraient à l’oreille : « L’essentiel n’est pas de changer le monde en se lançant en politique, ni se « défoncer » de quelque manière que ce soit. 

L’essentiel est d’être bon. D’être présent, pour ses enfants, pour son mari. De préparer leur avenir, avec ou sans nous. De jouir de ce que l’on a, aujourd’hui. Du feuillage qui bruisse au-dessus de notre tête. Des rencontres qui ont lieu. De rendre grâce pour ce que Dieu nous accorde. Et de prier, car on ne peut rien sans lui. » 

Ne vous faites pas de trésors sur la terre, là où les mites et les vers les dévorent, où les voleurs percent les murs pour voler. Mais faites-vous des trésors dans le ciel, là où il n’y a pas de mites ni de vers qui dévorent, pas de voleurs qui percent les murs pour voler. 

Car là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur. (St Matthieu, chapitre 6). 

Avant d’avoir un cancer, j’avais parfois tant de compassion pour les malades qu’elle m’envahissait. J’éprouvais une sorte de curiosité et de fascination pour ces situations terrifiantes. 

A tel point que je me forçais à penser : « Ils ont des forces pour l’affronter. Cesse de t’en préoccuper pour eux. » 

Pour l’avoir vécu, je le confirme : on reçoit des grâces, pour affronter ce qui fait si peur. Et quand aujourd’hui je suis effrayée, a posteriori, et que parfois je redoute l’avenir, je dois m’en convaincre à nouveau. Dieu ne laisse pas seul le malade et des grâces sont reçues. 

Jésus (...) dit au chef de synagogue : « Ne crains pas, crois seulement. » (St Marc, chapitre 5). 


Chapitre 32 : un autre hôpital



Gementes et flentes, in hac lacrimarum valle. 


J’ai délaissé, l’été, mon hôpital,

froid,

pour un autre, dans le sud,

au premier abord plus chaleureux.

Mais ensuite, j’ai trouvé le mien plus organisé

Et celui du sud... plus fantaisiste. 

Quand le doc du midi,

A la voix chaloupée,

Accueillant et plaisantin

A fini par quasi-m’engueuler

Ne sachant pas quel produit m’injecter ni quel dosage

M’assénant que ce qu’on me filait là-haut 

C’était des doses de cheval

D’un produit très toxique,

Que j’ai dû rester là assise pendant + de 6 heures

A l’écouter se moquer de ma mine,

du casque froid sur mon crâne dénudé,

Et des moufles glacées

Qui le faisaient pouffer

J’ai fini par me dire que j’étais résolument une fille ... de là-haut. 


Cet hôpital était magnifique.

Vaste et blanc.

Un hôpital pourtant

Inhospitalier.

Une aide-soignante malmène des patients,

De vieilles personnes. 

J’ai honte de la manière dont elle s’adresse à eux. Interviendrai-je ?

Un vieil homme, excédé par sa femme devenue folle

Qui lui répète sans cesse qu’elle l’aime,

Ne cesse de la rabrouer : 

«Ta gueule!» 


De mon côté, on m’installe dans une pièce multicolorée où nous serons toujours trois.

Je vois défiler les cancéreuses (pendant 6h, j’ai le temps d’en voir).

Le médecin parle devant toutes de la maladie de chacune : intimité, convivialité ! 


J’enrage à moitié

J’ai mal au cou : le casque est horriblement lourd

J’ai mal aux jambes de rester assise

J’ai soif et on ne me propose rien à boire.

Je me retourne sans cesse pour vérifier que le produit s’écoule

Espérant constater qu’on arrive au bout de la poche.

Que c’est lent... 


Il n’y a pas là que des cancers du sein.

Une femme élégante soigne un cancer du rein par immunothérapie.

Elle est belle, elle profite à fond de la vie,

Son cancer est stationnaire. Elle vient là régulièrement.

Rien de transparaît de la maladie. 


Une femme sous chimio souffre terriblement des ongles, des extrémités.

Elle travaille dur dans un restaurant de la région.

Pendant son service, elle échappe au regard des clients

Pour plonger ses pieds dans une bassine d’eau qui la réconforte. 

Elle pratique elle aussi l’acupuncture qui la soulage. 


Les unes et les autres sont très sympathiques,

On parle bien toutes ensemble.

Celle qui me fait le plus de peine est une toute jeune femme de 19 ans,

Dont les maladies succèdent depuis l’enfance.

Elle est venue avec son copain

Apparemment pas rebuté par cette accumulation de malheurs,

Il l’écoute patiemment parler de ses troubles les plus divers,

Se plaindre un peu.

Ma compassion est immense.

Mais j’ai envie de lui souffler : « Fuis ça ! »

Une fois le traitement passé, les voilà partis

Pour la plage... Force de la jeunesse ! 


Enfin on m’a libérée de cet enfer blanc !

Je me suis jetée hâtivement dans la voiture

Au volant de laquelle mon mari m’attendait, dans la touffeur estivale,

Nos joyeux fistons derrière.

Par ici la sortie ! 


Chapitre 33 : 

Telle Eurydice,

J’ai séjourné aux Enfers

Tu viens me chercher, tu prends ma main

Tout doucement, parcourons le chemin inverse

Sans nous retourner. 


Mes sandales heurtent les pierres,

Je courbe la tête. 


Extrayons-nous

Ne te retourne pas. 


Chapitre 34 : 

Taux de reproduction des cellules 

amoureuses

pour mon mari : 90%. 


Chapitre 35 : mort et figé


Tes deux seins sont comme deux cabris

Comme les jumeaux d’une gazelle. 


Je marchai gaiement dans la rue,

Allègre, comme Perrette,

J’aperçus

mon reflet dans la vitrine d’un café. 


Avant même de m’y reconnaître,

Narcisse,

Je vis

Un cabri d’un côté 


Un poids mort de l’autre.

L’un des deux seins était mort et figé. 


Viens, ma toute belle,

Viens, dans mon jardin. 


Il fait chaud. Je contiens mon impatience depuis plus de deux heures dans la salle d’attente. 

La chirurgienne-esthétique de l’hôpital me laisse enfin entrer.

Elle est froide, distante. Me demande ce que je veux.

Je lui montre mon sein « reconstruit ». Mort et figé. Mal fichu.

Il faudrait enlever l’autre, aussi, par précaution. 

Elle prend un papier, un crayon, et sur la paire de seins dessinée,

Montre tous les lieux où pourrait ressurgir le cancer. Là. Là. Là... 


Mes questions lui paraissent sottes.

Devant sa stagiaire, elle commente mon anatomie,

Baisse un peu ma culotte :

« Pas assez de ventre, pas assez de gras ».

Cela va à l’encontre de tout ce que l’on m’a appris dans la façon de respecter autrui.

Je perçois la gêne de la stagiaire. 


Debout contre le mur, de face, de profil : photos.

Telle un malfrat au commissariat.

Assise à nouveau devant son bureau, je serre les dents.

Sangloterai-je ? 

Cette chirurgienne si renommée doit avoir pris un coup de chaud. 


Chapitre 36 : "Du beau tétin", Clément Marot

Tétin refect plus blanc qu’un œuf,

Tétin de satin blanc tout neuf,

Tétin qui fais honte à la rose,

Tétin plus beau que nulle chose !

Tétin dur, non pas tétin, voyre,

Mais petite boule d’ivoyre, 

Au millieu duquel est assise

Une fraize, ou une cerise,

Que nul ne veoit, ne touche aussi,

Mais je gage qu’il est ainsi.

Tétin doncq au petit bout rouge,

Tétin qui jamais ne se bouge,

Soit pour venir, soit pour aller,

Soit pour courir, soit pour baller.

Tétin gaulche, tétin mignon,

Tousjours loing de son compaignon, 

Tétin qui portes tesmoignage

Du demeurant du personnage. 

Quand on te voit, il vient à mainctz

Une envie dedans les mains

De te taster, de te tenir.

Mais il se fault bien contenir

D’en approcher, bon gré ma vie, 

Car il viendroit une autre envie.

Ô tétin ne grand, ne petit,

Tétin meur, tétin d’appétit,

Tétin qui nuict et jour criez :

« Mariez-moy tost, mariez : »

Tétin qui t’enfles et repoulses

Ton gorgerin de deux bons poulses !

A bon droict heureux on dira

Celluy qui de laict t’emplira,

Faisant d’ung tétin de pucelle

Tétin de femme entière et belle ! 


Chapitre 37, "Du laid tétin", Clément Marot


Tétin qui n’as rien que la peau,

Tétin flac, tétin de drappeau,

 Grand tétine, longue tétasse,

Tétin, doy-je dire bézasse ?

Tétin au grand vilain bout noir

Comme celluy d’un entonnoir,

Tétin qui brinballe à tous coups

Sans estre esbranlé, ne secoux,

Bien se peult vanter qui te taste

D’avoir mis la main à la paste !

Tétin grillé, tétin pendant,

Tétin flestry, tétin rendant

Villaine bourbe en lieu de laict.

Le diable te feit bien si laid !

Tétin pour trippe réputé, 

Tétin, ce cuidé-je,  emprunté,

Ou desrobé, en quelcque sorte,

De quelque vieille chèvre morte ; 

Tétin propre pour en enfer

Nourrir l’enfant de Lucifer,

Tétin, boyau long d’une gaule,

Tétasse à jecter sur l’espaule,

 Quand on te voit, il vient à mainctz

Une envie dedans les mains 

De te prendre avec les gans doubles

Pour en donner cinq ou six couples

De soufflez sur le nez de celle

Qui te cache soubz son esselle ! 

Va, grand vilain tétin puant,

Tu fournirois bien, en suant,

De civettes et de parfuns

Pour faire cent mille deffunctz !

Tétin de laydeur despiteuse,

Tétin dont nature est honteuse,

Tétin des villains le plus brave,

Tétin dont le bout tousjours bave,

Tétin faict de poix et de glux ! 

Bren, ma plume, n’en parlez plus.

Laissez-le là, ventre sainct George,

Vous me fairiez rendre ma gorge. 


Chapitre 38 : quartier chic 


Un quartier chic et cher. 

Un bel immeuble, une entrée cossue. 

Une autre chirurgienne. Dénigrée par celle de l’hôpital. Recommandée par un ami. 

Tout en délicatesse et en douceur, elle regarde le travail accompli pendant la première opération, et l’approuve. Elle félicite sa confrère, mais elle comprend ma déception. 

Je me remets entre les mains de cette femme charmante et compétente.

Je vais prendre mes habitudes dans son quartier chic,

Repérer les cafés confortables,

L’église au magnifique chemin de croix. 


Derrière le luxe du cabinet,

le côté un peu ostentatoire et surfait de la chirurgie esthétique, 

J’aperçois la profonde humanité de cette femme.

Je la retrouve masquée, une charlotte sur la tête, les sabots aux pieds,

Dans les blocs opératoires, dans leurs antichambres. 

La voilà à l’œuvre, à la fine couture ou broderie,

Les corps sont endormis, allongés,

Aussitôt redressés sur des chaises,

La tête soutenue pour éviter qu’elle ne s’affaisse. 


Je commence à m’accoutumer aux drains,

Aux petites bouteilles de sang accrochées à mes côtés,

Aux situations inattendues aussi :

Une grève des infirmières qui décale toutes les interventions.

Les patients attendent dans les courants d’air glacés du hall

Tandis que les infirmières scandent au-dehors leur exaspération. 


Ma voisine de chambre qui remonte sans avoir été opérée car la machine était en panne, 

Moi-même qu’il faut re-charcutouiller car j’ai un hématome. 


Je m’accoutume aux tenues extravagantes :

Pantys ouverts sur les fesses,

Recouvrant les cuisses noires de lipo-filling,

Soutien-gorges spéciaux auxquels ma peau devient allergique,

Ecorchée vive. 


Je découvre combien la radiothérapie a modifié mes tissus.

Mon aisselle est une chaussette rétrécie,

Que je m’efforce de détendre à grands coups de crawl. 


Grâce à une amie, je rencontre enfin deux autres femmes aux doigts de fée :

Deux kinésithérapeutes d’exception

Qui accompagnent mes reconstructions. 


La première séance me surprend.

Tutoiement.

Elle me dit qu’elle et son acolyte

N’hésitent pas à faire tomber les masques

A faire pleurer leurs patientes : 

Car où peut-on pleurer sinon chez elles ? 


Au fil des semaines, je passe des mains de l’une à l’autre,

La blonde aux cils démesurés,

Dont les paupières papillonnent au-dessus de mon visage, 

Et dont les doigts agiles pincent et taquinent ma cicatrice ;

La brune au doux sourire,

Dont j’écoute les conseils,

le bon sens, et les péripéties. 

Les remous de la vie ne leur ôtent rien de leur générosité, de leur joie, de leur peps ! 

Je déteste perdre mon temps, alors caler ces rendez-vous de kiné dans mon programme hebdomadaire, c’était initialement vraiment la plaie. 

Parler pour ne rien dire ? Échanger des banalités ?

Ça commençait mal.

Rapidement, j’ai pris goût à ces petites séances de papote.

La brune et la blonde me font rire, 

M’instruisent,

Me touchent, le cœur autant que les seins.


J’admire ces filles brillantes, qui mènent bien leur barque,

Tout en se mettant au service des souffrants.

Séances de kiné d’un nouveau genre

Où s’allient le travail des doigts

Et les bienfaits de l’amitié. 


Chapitre 39 : in fine

 

Un grand et bel appartement tout blanc, où nous étions reçus dans le midi. 

Assise face à la mer : me parvenaient les clameurs et les rires des enfants,

Les miens étaient là-bas dans l’eau à s’ébrouer. 

J’étais privée de baignade, cet été-là. Je lisais la biographie d’un grand homme dont l’énergie et celle de son épouse me fascinaient. Ma vie était bien pauvrette, face aux leurs ! 


J’ai lu quelque part : 

« Si votre mission est d’être balayeur de rue, vous devez balayer les rues dans le même esprit que Michel-Ange lorsqu’il peignait ses toiles (…) Vous devez balayer les rues d’une façon tellement parfaite que chaque passant puisse dire: « Ici, c’est un grand balayeur qui a travaillé ; il a bien accompli sa tâche! » 

« Si tu ne peux être pin au sommet du coteau, sois broussaille dans la vallée, mais sois la meilleure petite broussaille au bord du ruisseau. »


Cela me rappelait Jacques, un professeur d’aquagym extraordinaire, appliqué, dynamique et drôle, qui savait faire sauter, danser, chanter et surtout rire dans le bassin des hordes de Parisiennes replètes et joyeuses. Je l’ai retrouvé avec émotion, d’une piscine à l’autre, prenant de l’âge mais toujours aussi pittoresque et tonique. 

(Si, dans son style, quelqu’un  montait un cours de danse disco pour remonter le moral des troupes de cancéreuses, ce serait un énorme progrès. J’ai rêvé de pouvoir me déhancher sur du Boney M musique à fond plutôt que de lever péniblement ma cuisse lors de monotones séances d’abdo-fessiers.) 

Je me remémorais aussi des discours de départ en retraite en l’honneur de certains professeurs qui consacrent leur vie, modestement, à leurs élèves. 


Je repris le chemin de l’école, quelques mois plus tard. Parmi les marques d’affection et d’amitié, quelques traces d’indifférence. Retrouver ma place, tandis que l’on m’assurait que ma remplaçante avait été formidable... Partager à nouveau les tables de la cantine et les conversations ordinaires. 

Dans la même journée, alterner les cours parmi les élèves aux visages riants, et les rendez-vous médicaux, dans ce lieu infernal que j’ai déjà suffisamment décrit. 

Il n’était désormais plus question qu’on m’épuise à la tâche. Que l’on me fasse fonctionner comme une fonctionnaire. 


Tempus fugit, le temps a passé.

Je suis descendue, récemment, dans le couloir de la radiothérapie et j’ai constaté avec 

joie que je ne savais plus où se trouvaient les toilettes. 


Ce même jour, j’y ai providentiellement croisé une connaissance, en début de parcours, l’air désespéré, que j’ai pu rassurer. Une nouvelle amie du gang. Une nouvelle à qui offrir un peu d’eau de Lourdes : son baptême pour entrer dans le réseau des conseils et des amitiés. 

Demain, à nouveau, je reprendrai le chemin des écoliers. En ayant eu, cette fois, mon comptant de baignades estivales. Riche, si riche ! De tout ce que j’ai vécu, pendant, et depuis ce temps-là. 

Deo gratias. 




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