Chapitre 31 : d’autres jours
Chapitre 31 : d’autres jours
D’autres jours de cet été-là, je me trouvais en bonne forme, capable de marcher sur une longue distance, de faire du sport, de rire, et de profiter de l’été normalement : juste sans baignade. Eh bien ! Sans baignade, on trouve le temps de faire autre chose.
J’étais parfois si « contente » de moi que j’en garde un souvenir cuisant.
Nous rendîmes visite à un couple d’amis voisins. Ils étaient, je crois, assez touchés de nous voir : un an auparavant, l’homme avait subi une très longue opération pour lui ôter une tumeur puis un traitement de chimiothérapie et enfin de radiothérapie. Or il avait affronté cette épreuve à un âge déjà avancé : il me semblait compatir devant mon propre sort, moi qui aurais pu être sa fille.
Ils évoquèrent une voisine commune, de mon âge, elle aussi en chimiothérapie, qui devait arriver d’une minute à l’autre.
Je fus surprise de voir qu’elle avait encore des cheveux. J’en conclus hâtivement qu’elle n’en était qu’au tout début de ses séances. Elle me semblait molle, plutôt inexpressive, presque mutique. A la marche, rapidement essoufflée et nécessitant du soutien. Je me trouvais très tonique à côté d’elle, et j’en fus fort aise.
Contrairement à ce que j’attendais, nous n’échangeâmes pas trois mots, et ne parlâmes pas du tout de notre maladie.
Plus tard, en rendant visite à sa tante, qui était aussi du coin, j’en appris davantage.
Elle avait bien un cancer, oui. Du cerveau. Elle avait déjà été soignée quelques années auparavant, mais le cancer avait repris, et n’était pas opérable.
Elle était très fatiguée. Elle ne pouvait plus effectuer la plupart des gestes quotidiens. Elle ne pouvait même plus sourire.
Ce discours m’atteignit en plein cœur.
J’étais désolée d’apprendre combien cette femme était malade, et la dégradation de son état.
J’étais mortifiée et honteuse d’avoir été si vaine, d’avoir tiré une certaine fierté d’aller mieux qu’elle, comme si j’avais quelque mérite à cela.
J’étais aussi effrayée par les propos que ma voisine me tenait. Je la suppliais intérieurement : « Arrête, c’est plus que je ne puis entendre », mais elle poursuivait, cherchant sans doute, par comparaison, à se rassurer elle-même, qui avait également eu auparavant un cancer.
Et puis... j’étais scandalisée : tant de souffrance !
En couple, nous priâmes pour elle. Elle mourut peu après. En un sens, je fus soulagée qu’elle n’eût plus à porter son fardeau, et qu’elle ne souffrît pas davantage.
Ce même été, décéda aussi un artisan du village voisin qui luttait depuis des années contre un cancer généralisé.
Mon époux, qui appréciait beaucoup cet homme bon, toujours affable et chaleureux, se rendit à son enterrement. L’église était pleine ; elle ne pouvait accueillir toutes les personnes qui s’étaient déplacées si bien que la foule débordait sur les marches devant l’église, sur la place et dans la rue. Un profond silence s’était abattu sur le village.
Des discours très dignes lui rendirent hommage.
Autour d’un tel homme, la concorde s’impose : tout le monde vient et se tait, quelle que soit sa foi, quel que soit son clan.
Durant ma crise de la quarantaine, je pensai souvent : « J’aurais dû exercer tel métier, et gagner davantage d’argent ; j’aurais dû mener une carrière plus prestigieuse ; j’aurais dû m’engager en politique, j’aurais dû... ».
Je le pense encore souvent.
Mais cet été-là, ces deux figures, ces deux agonisants, me susurraient à l’oreille : « L’essentiel n’est pas de changer le monde en se lançant en politique, ni se « défoncer » de quelque manière que ce soit.
L’essentiel est d’être bon. D’être présent, pour ses enfants, pour son mari. De préparer leur avenir, avec ou sans nous. De jouir de ce que l’on a, aujourd’hui. Du feuillage qui bruisse au-dessus de notre tête. Des rencontres qui ont lieu. De rendre grâce pour ce que Dieu nous accorde. Et de prier, car on ne peut rien sans lui. »
Ne vous faites pas de trésors sur la terre, là où les mites et les vers les dévorent, où les voleurs percent les murs pour voler. Mais faites-vous des trésors dans le ciel, là où il n’y a pas de mites ni de vers qui dévorent, pas de voleurs qui percent les murs pour voler.
Car là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur. (St Matthieu, chapitre 6).
Avant d’avoir un cancer, j’avais parfois tant de compassion pour les malades qu’elle m’envahissait. J’éprouvais une sorte de curiosité et de fascination pour ces situations terrifiantes.
A tel point que je me forçais à penser : « Ils ont des forces pour l’affronter. Cesse de t’en préoccuper pour eux. »
Pour l’avoir vécu, je le confirme : on reçoit des grâces, pour affronter ce qui fait si peur. Et quand aujourd’hui je suis effrayée, a posteriori, et que parfois je redoute l’avenir, je dois m’en convaincre à nouveau. Dieu ne laisse pas seul le malade et des grâces sont reçues.
Jésus (...) dit au chef de synagogue : « Ne crains pas, crois seulement. » (St Marc, chapitre 5).
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